La crise politique deĢcisive que nous traversons ne tombe pas du ciel. Elle survient au terme dāune lente deĢgradation des services publics de notre pays, qui a provoqueĢ un sentiment dāabandon et dāinjustice dans des couches toujours plus larges de la population, sur lequel lāextreĢme-droite capitalise aujourdāhui. Cette deĢgradation releĢve dāune strateĢgie au long cours : reĢduire les moyens accordeĢs au secteur public par diffeĢrents leviers et, en paralleĢle, soutenir les offres, arguments et outils dāeĢvaluation eĢmanant du secteur priveĢ et de sa logique de rentabiliteĢ ; laisser opeĢrer cette forme discreĢte et efficace de mise en concurrence, tout en assurant aux citoyen.ne.s quāon ne deĢtruit rien, quāon ameĢliore le modeĢle, quāon continue dāailleurs aĢ soutenir les lieux de culture, de soin, dāeĢducation, de recherche, de solidariteĢ, pendant que sāacceĢleĢre la mise en rivaliteĢ de tous contre tous, lāeĢpuisement des forces, le transfert des compeĢtences et de lāargent vers des inteĢreĢts priveĢs. Jusquāau jour ouĢ, la limite eĢtant atteinte, le Ā« deĢrapage Ā» des comptes publics fait passer les reĢductions budgeĢtaires pour une douloureuse neĢcessiteĢ. Cette guerre dāusure meneĢe depuis quarante ans par les politiques neĢolibeĢrales contre l’ensemble des services publics a progressivement franchi des seuils devenus critiques pour les outils de la collectiviteĢ et les principes de solidariteĢ dont ils sont issus. Elle a favoriseĢ la monteĢe dāune extreĢme-droite qui lāutilise reĢgulieĢrement comme argument eĢlectoral mais qui, lorsquāelle prend le pouvoir, poursuit la meĢme entreprise doubleĢe dāune ideĢologie discriminatoire, comme maints exemples historiques et contemporains en attestent.
Depuis quelques anneĢes, dans le secteur public de lāart et de la culture, on entend monter la petite musique de lāeĢvaluation, des oppositions grossieĢres et deĢmagogiques entre populaire et eĢlitiste, ruraliteĢ et meĢtropoles, lieux dāart et industries culturelles et creĢatives, entre local et international… Le refrain change tous les six mois, au rythme des appels aĢ projets et des enjeux eĢlectoraux, pour aboutir enfin aĢ des coupes budgeĢtaires dāune brutaliteĢ ineĢdite. Ces coupes mettent en peĢril la creĢation et la production de centaines dāÅuvres, la vie mateĢrielle de milliers dāartistes et de compagnies, la mission de lieux de service public inventant au long cours des programmes accessibles dāateliers et de rencontres avec les habitant.e.s, des repreĢsentations dans des eĢtablissements publics, dans des villages, des banlieues, des quartiers excentreĢs.
On entend dire que le modeĢle est en crise… Nous, artistes de theĢaĢtre qui avons travailleĢ en compagnies indeĢpendantes soutenues par des partenaires publics, nous qui avons pris la responsabiliteĢ de diriger ces maisons de fabrique et de creĢation que sont les Centres dramatiques nationaux, afin de pouvoir accompagner des Åuvres et du public sur dāautres chemins que ceux de la consommation rapide, de la loi du marcheĢ et des applaudimeĢtres, nous qui constatons jour apreĢs jour le retour en force et en nombre dāun public concerneĢ et de vocations deĢtermineĢes, nous pensons aussi quāun modeĢle est en crise : celui qui croit aux noces du profit personnel et de lāinteĢreĢt geĢneĢral, du mercenariat et du bien commun. Certes, ce modeĢle est en train de produire sa Culture. Il produit ses eĢveĢnements, ses teĢtes dāaffiche, sa tarification aĢ lāacte. Il mesure lāart aĢ son efficaciteĢ immeĢdiate en termes de pansement social et de rentabiliteĢ eĢconomique. Il soumet toute formation aĢ la logique de la seĢlection et de lāemployabiliteĢ. Il se paie cher et enrichit ceux qui savent en profiter : lāindustrie du spectacle et le secteur priveĢ. Aujourdāhui, nous ne pouvons plus nous contenter de deĢfendre la ligne dāun service public devenu la cible avoueĢe dāun neĢolibeĢralisme sourd, il nous faut affirmer que cāest preĢciseĢment ce modeĢle et ces tendances dont nous sommes les adversaires, y compris dans nos propres pratiques.
En conseĢquence, les artistes directeur.ices des Centres dramatiques nationaux :
1. DeĢclarent leur solidariteĢ avec lāensemble des services publics, des travailleurs et travailleuses, des usagers et usageĢres qui subissent les conseĢquences de leur deĢgradation et risquent de subir demain les effets de politiques discriminatoires.
2. Demandent que les conditions dāexercice de lāart et de toutes les pratiques affeĢrentes, notamment de transmission et dāeĢducation artistique, soient garanties selon des principes dāindeĢpendance, dāeĢgaliteĢ, de diversiteĢ et de liberteĢ dāexpression dignes dāune deĢmocratie.
3. Demandent que le modeĢle singulier que constituent les Centres dramatiques nationaux au sein des theĢaĢtres publics francĢ§ais issus du mouvement de deĢcentralisation, et dirigeĢs par des artistes, soit reĢaffirmeĢ dans ses missions principales de creĢation, de production, de recherche, de transmission, dāeĢducation artistique et culturelle ; et que ses outils, meĢtiers artistiques et techniques, au service des Åuvres et des publics, soient garantis par une politique publique peĢrenne.
4. Sāengagent aĢ agir, au sein des theĢaĢtres quāils dirigent, pour la continuiteĢ des principes fondamentaux qui ont preĢsideĢ aĢ leur existence : la creĢation dāÅuvres dāart et de penseĢe libres et exigeantes en meĢme temps que le partage avec le plus grand nombre et avec tous les publics, sans discrimination. Et demandent que soient consideĢreĢes les temporaliteĢs et moyens neĢcessaires aĢ ce double engagement : le temps long de la recherche et de la creĢation comme celui de la transmission et de la rencontre des publics ; lāaccompagnement digne et adapteĢ des processus singuliers engageĢs par les artistes, dans toute leur diversiteĢ et leur pluraliteĢ.
5. Demandent que soient revus en conseĢquence les criteĢres dāeĢvaluation et de soutien appliqueĢs aux compagnies indeĢpendantes, aux Centres Dramatiques Nationaux et aux theĢaĢtres publics. La porteĢe de leurs missions ne se mesure pas seulement aĢ un acte dāachat (dāun spectacle pour un lieu, dāun billet pour un public) ni aĢ des taux de remplissage ponctuels. Elles engagent le partage des Åuvres et des pratiques dans une vision durable. Cāest cette durabiliteĢ qui doit eĢtre soutenue financieĢrement, en limitant la multiplication des appels aĢ projet (artistiques ou eĢducatifs) au profit de conventions, non seulement dāobjectifs mais de moyens, pour les theĢaĢtres comme pour les compagnies.
6. Rappellent que les subventions quāils recĢ§oivent (dites de compleĢment de prix) ont pour fonction de reĢduire le prix de leurs billets, bien en-dessous des couĢts de reĢalisation des spectacles, et quāaĢ lāanneĢe, le prix moyen dāune place est souvent infeĢrieur aĢ 10ā¬. Que ce sont donc les citoyen.nes qui garantissent, en tant que contribuables, lāexistence de services publics de lāart et de la culture accessibles financieĢrement au plus grand nombre, et non inteĢgralement soumis au jeu de lāoffre et de la demande qui reĢgit le secteur priveĢ, ses impeĢratifs de rentabiliteĢ et ses tarifs. Que cette mission de service public doit donc eĢtre soutenue par une politique fiscale plus solidaire et une politique de redistribution qui a pour vocation, non de garantir les marges du secteur industriel et priveĢ qui beĢneĢficie de 160 milliards dāaide publique, mais de peĢrenniser les outils de la collectiviteĢ mis aujourdāhui sous lāeĢtouffoir (budget du MinisteĢre de la Culture : 4,4 milliards, soit 0,57% du budget de lāEĢtat), en indexant a minima le montant des subventions sur le taux de lāinflation.
7. Refusent de jouer le roĢle de fossoyeurs que la limitation de leurs moyens veut leur faire tenir, aussi bien aĢ lāendroit des compagnies indeĢpendantes que des emplois permanents, refusent eĢgalement lāopposition deĢmagogique entre ces deux cateĢgories, et affirment que, contrairement aĢ ce que le discours dominant soutient, il nāy a pas trop dāartistes, il nāy a pas trop dāemplois permanents, il nāy a simplement pas assez dāargent pour tenir structurellement le juste eĢquilibre et la reĢpartition qui devrait accorder a minima autant de moyens aux uns et aux autres, comme il est preĢconiseĢ dans nos cahiers des charges. Et demandent un refinancement qui permette de reĢpondre aĢ ces preĢconisations, au profit de la production artistique et des artistes.
8. Demandent que soit consideĢreĢe lāimportance de lāart et des formes dāexpeĢrience partageĢe quāil creĢe dans une socieĢteĢ dont les lignes de fractures ne cessent de se creuser, que soit penseĢs en conseĢquence le roĢle des artistes dans les espaces communs de la socieĢteĢ et leur preĢsence non seulement dans les lieux de theĢaĢtre public, mais aussi dans les lieux de formation, dāeĢducation, de soin.
9. DeĢclarent leur engagement aupreĢs de toutes les jeunesses dans la deĢcouverte des Åuvres et lāenseignement de la pratique artistique et exigent que cette transmission de lāart soit un lieu dāexpeĢriences, de tentatives et dāeĢmancipation par la pratique collective, lāouverture au monde et la rencontre de soi par lāautre, opposeĢ aĢ lāesprit de performance, de compeĢtition ou de normalisation autoritaire.
10. Sāengagent aĢ travailler avec tous les autres lieux et compagnies de theĢaĢtre public pour le deĢveloppement de modeĢles compleĢmentaires, coopeĢratifs et solidaires qui favorisent lāemploi artistique, la prise de risque en matieĢre de creĢation et redonnent aĢ chacun acceĢs aĢ la digniteĢ et au sens de ses actions.
11. Soutiennent que tout projet artistique porte en lui un projet de socieĢteĢ. Et quāun service public de lāart et de la culture, opposeĢ en tous points aux logiques marchandes comme au repli identitaire promu par les politiques dāextreĢme droite, doit eĢtre fondeĢ et soutenu selon les principes deĢmocratiques et eĢmancipateurs qui ont fait lāhistoire de la deĢcentralisation theĢaĢtrale.
Les artistes directeur.ices des Centres dramatiques nationaux :
Pauline Bayle, TheĢaĢtre Public de Montreuil – CDN
FreĢderic BeĢlier-Garcia, La Commune – CDN d’Aubervilliers
Jean Bellorini, TheĢaĢtre National Populaire
Lucie Berelowitsch, Le PreĢau ā CDN de Normandie-Vire
Brice Berthoud, CDN de Normandie-Rouen
David BobeĢe, TheĢaĢtre du Nord ā CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France EĢmilie Capliez, La ComeĢdie de Colmar ā CDN Grand Est Alsace
Matthieu Cruciani, La ComeĢdie de Colmar ā CDN Grand Est Alsace
ChloeĢ Dabert, La ComeĢdie ā CDN de Reims
Pascale Daniel-Lacombe, Le MeĢta ā CDN Poitiers Nouvelle-Aquitaine Fanny de ChailleĢ, TnBA – TheĢaĢtre national de Bordeaux en Aquitaine Simon DeleĢtang, TheĢaĢtre de Lorient CDN
Julie Deliquet, TheĢaĢtre GeĢrard Philipe – CDN de Saint-Denis
Nasser DjemaiĢ, TheĢaĢtre des Quartiers dāIvry ā CDN du Val-de-Marne Marcial Di Fonzo Bo, Le Quai ā CDN Angers Pays de la Loire
Aurore Fattier, La ComeĢdie de Caen ā CDN de Normandie
Nathalie Garraud, TheĢaĢtre des 13 vents ā CDN Montpellier
CeĢdric Gourmelon, La ComeĢdie de BeĢthune, CDN Hauts-de-France
Kaori Ito, TJP – CDN Strasbourg-Grand Est
Daniel Jeanneteau, T2G – TheĢaĢtre de Gennevilliers
Marc LaineĢ, La ComeĢdie de Valence ā CDN DroĢme ArdeĢche
BenoiĢt Lambert, La ComeĢdie de Saint-Etienne
Olivier Letellier, Les TreĢteaux de France – CDN itineĢrant
Joris Mathieu, TheĢaĢtre Nouvelle GeĢneĢration ā CDN de Lyon
Muriel Mayette-Holtz, TheĢaĢtre National de Nice ā CDN Nice CoĢte dāAzur Tommy Milliot, Nouveau TheĢaĢtre BesancĢ§on
Arthur Nauzyciel, TheĢaĢtre National de Bretagne
MaeĢlle PoeĢsy, TheĢaĢtre Dijon Bourgogne – CDN
Christophe Rauck, TheĢaĢtre de Nanterre-Amandiers
Robin Renucci, La CrieĢe ā TheĢaĢtre national de Marseille
Olivier Saccomano, TheĢaĢtre des 13 vents ā CDN Montpellier
Abdelwaheb Sefsaf, TheĢaĢtre de Sartrouville et des Yvelines – CDN
Galin Stoev, TheĢaĢtredelaCiteĢ ā CDN Toulouse Occitanie
Carole Thibaut, TheĢaĢtre des IĢlets – CDN MontlucĢ§on Auvergne-RhoĢne-Alpes Alexandra Tobelaim, NEST – CDN transfrontalier de Thionville-Grand Est Camille TrouveĢ, CDN de Normandie-Rouen
AureĢlie Van Den Daele, TheĢaĢtre de l’Union ā CDN du Limousin
BeĢrangeĢre Vantusso, TheĢaĢtre Olympia ā CDN de Tours
Julia Vidit, TheĢaĢtre de la Manufacture ā CDN Nancy Lorraine